Bonnes feuilles

Achour Cheurfi

1- On dit généralement que le lieu de naissance, les origines et les événements de l’époque influencent quelque part l’écrivain. Qu’en pensez-vous et avez-vous été vous-même influencé par cela dans vos écrits ?

Le lieu de naissance tout comme les origines sont des territoires qui, même lorsque vous les quittiez, continueront éternellement à vous habiter. Ce sont des espaces de l’ordre du mémoriel et de l’émotionnel. Un peu comme la patrie pour l’exilé. Sauf que l’écrivain travaille ces espaces, les cultive et les entretient dans ses écrits littéraires. A l’évidence, on peut même considérer le village natal comme l’inspiration première de toute création.
Les collines, les oueds, les champs de blé, les jolies filles, les fêtes et les épreuves de mon village natal ont inspiré mes premières poésies au collège. Ahmed-Rachedi (anciennement Richelieu) est un paradis du point de vue de la configuration et de l’environnement. Toutefois, comme tous les endroits d’Algérie, il a été, durant la période coloniale et surtout durant la Guerre de libération, un enfer d’autant que la résistance était tenace et forte. Enfant, j’assistais à des scènes publiques de torture et je reste éternellement traumatisé par ces images insoutenables de l’agent de liaison qui avait les mains ligotées derrière le dos et à qui les militaires français s’amusaient à faire boire jusqu’à le noyer… devant la caserne. Tout comme j’entends encore la voix plaintive de ces suppliciés ou le bruit des GMC qui dévalaient la nuit pour aller jeter dans des fosses communes les cadavres des personnes qui n’avaient pas résisté. Bien des poètes, comme Apollinaire, ont trouvé la guerre jolie. Ou comme Kafka l’ont simplement ignoré. Je ne trouve pas que la guerre est une chanson.
Les événements vécus dans notre enfance se retrouvent forcément dans nos écrits, sous différentes formes : image dans un poème, sensation ou personnage dans une nouvelle. Maintenant, il est difficile de répondre à la question de savoir si le lieu natal constitue en lui-même un facteur stimulant pour une orientation vers l’écriture. Je continue à croire que le lieu sans l’être humain n’a absolument aucune signification particulière. C’est l’être humain qui lui donne un sens. Et l’humain est un être extrêmement complexe qu’on ne saurait réduire ni à un lieu, ni à un livre, ni même à une seule famille ou une seule patrie.

2 – Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire et dans quel courant de pensée écrivez-vous ?

Personnellement, je travaille sur deux registres : la poésie et l’essai. Dans le premier on libère la parole, dans le second on tente de la dompter. Ce sont deux expériences complémentaires, même si en apparence elles sont contradictoires. Je ne pense pas m’inscrire tacitement dans un courant particulier. Toutefois, je suis de ceux qui veulent construire, de ceux qui parfois, irrités par la convention, peuvent la transgresser.
Essentiellement la poésie accompagne la colère et la conviction de la jeunesse, mais arrive à franchir les limites étanches de cette frontière qui peut-être n’a jamais existé. Quant à cet amour pour l’essai, pour l’histoire et enfin pour l’élaboration de dictionnaires, la formation et la profession y sont pour beaucoup. L’université dispense le savoir et la connaissance et surtout l’apprentissage de la méthode, comment aborder une question sous ses différentes facettes. Le journalisme pousse à la curiosité, à la découverte des faits, des hommes, des régions, des pays. Ce sont là aussi deux attitudes qui paraissent paradoxales, mais dont la synthèse permet une dynamique du questionnement et de la remise en cause. Dans tous les cas, l’une (l’université) comme l’autre (le journalisme) m’ont permis d’être en quelque sorte un homme-jonction, un carrefour. Et il est effectivement assez rare qu’un universitaire travaille sur le mouvant et qu’un journaliste s’implique dans des œuvres de longue haleine. C’est ma chance et peut-être mon destin.
J’ai toujours été comme fasciné par le patrimoine algérien que je sais très riche, mais que les ouvrages disponibles ignoraient ou omettaient de signaler. Je pense aux dictionnaires et aux encyclopédies françaises qui n’accordaient que peu d’importance à la culture algérienne. Jaloux, j’avais entrepris, il y a vingt ans, de commencer ce travail monumental de recensement, de collecte et de classification qui a donné une dizaine de dictionnaires et qui se poursuit toujours. Le Dictionnaire encyclopédique de l’Algérie, qui est sorti chez l’Anep au mois de juin 2007 (1230 pages) constitue un premier couronnement de cet effort de deux décennies. Deux autres ouvrages ont immédiatement suivis aux éditions Casbah, L’encyclopédie maghrébine et L’anthologie algérienne.

3 –En quelques mots, présentez-nous votre production parue aux éditions ANEP.

Jusqu’à présent j’ai publié chez l’Anep deux dictionnaires biographiques, l’un consacré à nos chanteurs, musiciens et compositeurs et l’autre à nos peintres plasticiens. Le premier, sorti en 1997, fait partie des premiers titres que l’Anep a publiés. Malgré la difficulté de la diffusion, il s’était bien vendu et il est aujourd’hui épuisé. L’un comme l’autre s’inscrivent dans une démarche qui consiste à faire connaître les animateurs de notre champ culturel et à leur rendre hommage. Dans l’espoir de contribuer à instaurer une culture de la continuité, Le dictionnaire encyclopédique de l’Algérie, le premier que le pays se donne, est une présentation alphabétique de l’Algérie sous ses différentes facettes avec un peu plus de 15 000 entrées. Un véritable voyage dans la culture, l’histoire, la géographie, la politique, l’économie et la société algérienne sur une étendue de plus de vingt siècles. Je crois qu’il s’agit d’une œuvre monumentale unique et utile pour tous ceux qui s’intéressent au pays et à ses hommes.


4 – Dans vos différentes lectures, quel est l’ouvrage qui vous a le plus marqué ?

Comme je suis un grand lecteur de romans et d’essais, je suis dans l’incapacité de citer tous les ouvrages qui m’ont plus. Je pense honnêtement que chaque ouvrage vous marque un peu et laisse sa trace dans votre esprit. En poésie, j’aime le théâtre de Garcia Lorca, la poésie de Hafiz, d’Holderlin, de Hikmet, de Qabbani, les romans de Han Suying, d’André de Musil, de Gabriel Garcia Marquez ou d’Anouar Benmalek. J’aime en particulier la nouvelle parce qu’elle va à l’essentiel et condense en elle à la fois style, plaisir et philosophie. Et surtout elle ne vous fait pas perdre votre temps.